LEMON FRACAS
CONCERT /SPECTACLE
« Alice s’aventura donc à poser une autre question
ALICE. Quelle sorte de gens vais-je rencontrer en ces parages?
LE CHAT. Dans cette direction-ci, répondit le chat en faisant un vague geste de la patte droite, habite un Chapelier ; et dans cette direction là ajouta-t-il en faisant le même geste de son
autre patte habite un lièvre de Mars. Vous pouvez, selon votre préférence, aller voir l’un ou l’autre : ils sont fous tous les deux.
ALICE. Mais je n’ai nulle envie d’aller chez les fous , fit remarquer Alice.
LE CHAT. Oh! Vous ne sauriez faire autrement [...]: ici tout le monde est fou. Je suis fou. Vous êtes folle.
ALICE. Comment savez-vous que je suis folle?[...]
LE CHAT. Il faut croire [...] que vous l’êtes ; sinon vous ne seriez pas venue ici.»
Alice au Pays des Merveilles, Lewis Carroll
DES LETTRES ...
En 1855, Charles Lutwidge Dodgson alias Lewis Carroll fait la connaissance d’Alice Liddell. Il vient d’être nommé maître assistant en mathématiques au très prestigieux collège Christ Church d’Oxford. Alice, est la fille du nouveau Doyen.
De sa correspondance avec celle qui dix ans plus tard, inspirera son Alice au Pays des Merveilles, il ne reste plus rien, la mère de l’enfant ayant brûlé — pour une raison passée sous silence — l’intégralité des lettres signées de la main du bon vieil oncle Dodgson.
Il faudra donc aller piocher dans ces courriers envoyés à cette Mme Hargreaves qu’Alice deviendra, et fort heureusement s’autoriser un détour par le « Livre des Merveilles » ou ces lettres adressées à d’autres petites filles, et qui sont autant de diamants bruts.
Des petits paradis illogiques, ou trop logiques justement — tellement logiques qu’ils en sont fous, et libres.
Parce qu’ouvrir la porte du monde merveilleux de Lewis Carroll, c’est accepter de glisser au terreau de l’enfance, et d’emprunter à reculons les méandres sinueux d'un imaginaire qui s'invente.
De Fauré à Bolcom en passant par Poulenc, Ravel ou encore Britten, la Mélodie française et les Cabaret Song’s offriront un écrin malicieux à cette rêverie fantaisiste..
... A LA MUSIQUE...
Il est de ces oeuvres jumelles qui grandissent côte à côte et s’ignorent, jusqu’à ce qu’on se décide à provoquer leur rencontre.
Ainsi, les correspondances sont nombreuses entre l’univers fantastique de Lewis Carroll et celui du Ravel de « l’Enfant et les Sortilèges » par exemple, ou bien du Poulenc de « La Courte Paille ». Comme autant de clins d’oeil, d’espiègleries rousses ou d’invitations au voyage, chacune de ces correspondances nous ont conduit à inventer un dialogue imaginaire entre les lettres et les notes; les mots, les chiffres et la musique, les sons et le langage — pour construire un vaste terrain de jeux où les routes sont de sables mouvants, les petites filles « de sucre et d’épices » ; et où des histoires « à-dormir-debout » à l’instant d’apparaitre, se perdent en allusions trompeuses, s’évanouissent — réinventent les codes mêmes de leur propre narration.
La logique de Lewis Carroll n’est pas linéaire, elle est architecturale. Jusqu’à l’absurde, elle procède par avalement. Elle embrasse la réalité, la pré-mache et la recrache sous forme de monde merveilleux.
Tenter de rendre la complexité ludique de la pensée Carrollienne incite donc à écrire par résonance ou collage — de manière quasi synesthésique. Et c’est à cet endroit que la musique joue sa carte maîtresse. Art de l’empreinte et l‘architecture spatio-temporelle par excellence — elle devient le moyen rêvé de construire ces imbrications gigognes; ces glissements narratifs, transitionnels ou illustratifs d’un espace-temps à l’autre, d’un univers fictionnel à l’autre.. Le moyen aussi de tordre si bien le sens et les contours poreux du réel, que l’invention à tout d’abord lieu dans le geste d’être là, ensemble à partager ce concert-lecture comme une taquinerie de plus.
Suivez le lapin blanc! Il vous mènera tout droit à la table du chapelier... A moins que rappelé à l’ordre par la plume autoritaire de son auteur, il ne vous conduise sans détour dans l’antre
tortueuse de Lewis Carroll...
"Je me demande, ma chérie, ce que tu as exactement « découvert »?
Tu m’as envoyé sept sommes très joliment écrites, et elles aboutissent toutes à 12 livres, 18 shillings et 11 pence.
Est-ce-que tu penses avoir découvert que toutes les sommes que tu puisses imaginer doivent arriver à ça ?
Si telle est ton idée, examinons-la sous un autre angle.
Imagine qu’en te promenant un jour, tu croises sept hommes, l’un après l’autre, et imagine que chacun ait tenu un bâton dans la main.
Est-ce que tu rentrerais chez toi en disant à ta mère : « J’ai découvert quelque chose sur les hommes à Oxford
— chaque homme a toujours un bâton dans la main! »
Et ensuite, imagine que la prochaine fois que tu te promènes, tu rencontres un homme avec un parapluie!
Qu’est-ce que tu penserais, alors, de la règle que tu croyais avoir découverte? "
Lewis Carroll, Lettres aux petites filles / Christ Church, Oxford. / (12 décembre 1892)
Pour accompagner cette aventure chantée, le comédien et musicien Olivier Mettais-Carttier et les pianiste Nicolas Worms et Antoine Ouvrard, ont rejoint les mezzos-sopranos Sarah Dupont-d'Isigny et Agathe de Courcy ainsi que la dramaturge, metteuse en scène et scieuse musicale Sigrid Carré-Lecoindre...
L’ « abracadrabrantesque » des uns et l’ «absurderie» des autres saupoudrent de leurs touches acidulées la folie douce de ce concert-spectacle un peu particulier...